Friedrich Engels

Socialisme utopique et socialisme scientifique

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Par son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la vue immédiate, d'une part, des oppositions de classes qui règnent dans la société moderne entre possédants et non possédants, bourgeois et salariés, d'autre part, de l'anarchie qui règne dans la production.

Mais, par sa forme théorique, il apparaît au début comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du XVIIIe siècle.

Comme toute théorie nouvelle, il a dû d'abord se rattacher au fonds d'idées préexistant si profondément que ses racines plongent dans les faits économiques.

Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré.

Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu'elle fût. Religion, conception de la nature, société, régime politique, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l'existence.

La raison pensante fut le seul et unique critère appliqué à toute chose.

Ce fut le temps, où, comme dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large, que la réalité en contradiction avec ces principes fut bouleversée en fait de fond en comble.

Toutes les formes antérieures de société et d'état, toutes les vieilles idées traditionnelles furent déclarées déraisonnables et jetées au rebut; le monde ne s'était jusque là laissé conduire que par des préjugés; tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié et mépris.

Enfin se levait le jour, le règne de la raison; désormais, la superstition, l'injustice, le privilège et l'oppression devaient être détrônés par la vérité éternelle, la justice éternelle, l'égalité fondée sur la nature, et les droits inaliénables de l'homme.

Nous savons aujourd'hui que ce règne de la raison n'était rien d autre que le règne idéalise de la bourgeoisie; que la justice éternelle trouva sa réalisation dans la justice bourgeoise; que l'égalité aboutit à l'égalité bourgeoise devant la loi; que l'on proclama comme l'un des droits essentiels de l'homme ...

La propriété bourgeoise; et que l'ètat rationnel, le contrat social de Rousseau ne vint au monde, et ne pouvait venir au monde. que sous la forme d'une République démocratique bourgeoise.

Pas plus qu'aucun de leurs prédécesseurs, les grands penseurs du XIIIe siècle ne pouvaient transgresser les barrières que leur propre époque leur avait fixées.

Mais, à côté de l'opposition entre la noblesse féodale et la bourgeoisie qui se donnait pour le représentant de tout le reste de la société, existait l'opposition universelle contre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux.
Et c'est justement celle circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d'une classe particulière, mais de toute l'humanité souffrante.

Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire: les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le bourgeois des corporations du moyen âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire.

Et même si. dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne.

Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs; dans la Révolution française, Babeuf.

A ces levées de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire, correspondaient des manifestations théoriques; au XVIe et au XVIIe siècle, des peintures utopiques d'une société idéale; au XIIIe, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably).

La revendication de l'égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s'étendre aussi à la situation sociale des individus; ce n'étaient plus seulement les privilèges de classes qu'on devait supprimer, mais les différences de classes elles mêmes.

Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme aseptique se rattachant à Sparte, interdisant toute joie de l'existence.

Puis vinrent les trois grands utopistes: Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l'orientation prolétarienne; Fourier et Owen: ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l'impression des contradictions qu'elle engendre, développa systématiquement ses propositions d'abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.

Tous trois ont ceci de commun qu'ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l'histoire avait engendré dans l'intervalle. Comme les philosophes de l'ère des lumières, ils veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l'humanité entière.

Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières.

Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d'après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c'est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu'ici, la raison et la justice effectives n'ont pas régné dans le monde, c'est qu'on ne les avait pas encore exactement reconnues.

Il manquait précisément l'individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité; qu'il se soit présenté maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte, pas avec nécessité de l'enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c'est une simple chance.

L'individu de génie aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt, et il aurait épargné à l'humanité cinq cents ans d'erreur, de luttes et de souffrances.

Les philosophes français du XIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient, nous l'avons vu, à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un état raisonnable, une société raisonnable; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié.

Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était en réalité rien d'autre que l'entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois.

Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet état de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n'apparurent pas du tout comme absolument raisonnables.

L'ètat de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l'ère de la Terreur; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s'était réfugiée d'abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien; la paix éternelle qui avait été promise s'était convertie en une guerre de conquêtes sans fin.

La société de raison n'avait pas connu un sort meilleur.

L'opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien être général, avait été aggravée par l'élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l'église qui l'adoucissaient; l' « affranchissement de la propriété » de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre cette petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété; l'essor de l'industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société.

Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l'expression de Carlyle, le seul lien de la société.

Le nombre des crimes augmenta d'année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s'étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque là dans le secret, n'en fleurirent qu'avec plus d'exubérance. Le commerce tourne de plus en plus à l'escroquerie.

La « fraternité » de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L'oppression violente fit place à la corruption; l'épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l'argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois.

La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu'alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant.

Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la « victoire de la raison » se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle.

En 1802 parurent les lettres de Genève de Saint-Simon; en 1808, la première oeuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New Lanark.

Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, l'opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France.

Or, seule la grande industrie développe, d'une part, les conflits qui font d'un bouleversement du mode de production, d'une élimination de son caractère capitaliste une nécessité inéluctable, conflits non seulement entre les classes qu'elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d'échange qu'elle crée; et, d'autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n'étaient encore qu'en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre.

Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l'ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle même, elles n'avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible à la longue dans les conditions d'alors.

Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d'une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d'une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s'aider lui même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l'extérieur, d'en haut.

Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme.

A l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité de la situation des classes, répondit l'immaturité des théories.

La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies; leur élimination était la mission de la raison pensante.

Il s'agissait d'inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l'octroyer de l'extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l'exemple d'expériences modèles.

Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d'avance condamnés à l'utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.

Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques épluchent solennellement des fantaisies qui ne sont plus aujourd'hui que divertissantes; laissons les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles « folies ».

Nous préférons nous réjouir des germes d'idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l'enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.

Saint-Simon était fils de la Révolution française; il n'avait pas encore trente ans lorsqu'elle éclata.

La Révolution était la victoire du tiers état, c'est à dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu'alors: la noblesse et le clergé.

Mais la victoire du tiers état s'était bientôt révélée comme la victoire exclusive d'une petite partie de cet ordre, comme la conquête du pouvoir politique par la couche socialement privilégiée de ce même ordre: la bourgeoisie possédante.

Et, à vrai dire, cette bourgeoisie s'était encore développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l'église confisquée, puis vendue, ainsi qu'en fraudant la nation par les fournitures aux armées.

Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d'état. De la sorte, dans l'esprit de Saint-Simon, l'opposition du tiers état et des ordres privilégiés prit la forme de l'opposition entre « travailleurs » et « oisifs ».

Les oisifs, ce n'étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. Et les « ouvriers », ce n'étaient pas seulement les salariés, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers.

Il était patent que les oisifs avaient perdu la capacité de direction intellectuelle et de domination politique, et c'était définitivement confirmé par la Révolution. Que les non possédants n'eussent pas cette capacité, ce point semblait à Saint-Simon démontré par les expériences de la Terreur. Dès lors, qui devait diriger et dominer ?

D'après Saint-Simon, la science et l'industrie, qu'unirait entre elles un nouveau lien religieux, destiné à restaurer l'unité des conceptions religieuses rompue depuis la Réforme, un « nouveau christianisme », nécessairement mystique et strictement hiérarchisé. Mais la science, c'était les hommes d'études, et l'industrie, c'était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers.

Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espèce de fonctionnaires publics, d'hommes de confiance de la société, mais garder cependant vis à vis des ouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilèges économiques.

Les banquiers surtout devaient être appelés à régler, par la réglementation du crédit, l'ensemble de la production sociale.

Cette conception correspondait tout à fait à une période où, en France, la grande industrie, et avec elle l'opposition entre bourgeoisie et prolétariat, étaient seulement en train de naître.

Mais il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement: partout et toujours ce qui lui in importe en premier lieu, c'est le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».

Déjà dans ses lettres de Genève, Saint-Simon pose le principe que « tous les hommes travailleront ». Dans le même ouvrage, il sait déjà que la Terreur a été la domination des masses non possédantes.

«Regardez, leur crie t il, ce qui est arrivé en France pendant le temps que vos camarades y ont dominé; ils y ont fait naître la famine.»

Or, concevoir la Révolution française comme une lutte de classes, et qui plus est non seulement entre la noblesse et la bourgeoisie, mais entre la noblesse, la bourgeoisie et les non possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales.

En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l'économie.

Si la notion que la situation économique est la base des institutions politiques n'apparaît ici qu'en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l'« abolition de l'ètat », dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici.

C'est avec la même supériorité sur ses contemporains qu'il proclame, en 1814, immédiatement après l'entrée des Alliés à Paris, et encore en 1815, pendant la guerre des Cent Jours, l'alliance de la France avec l'Angleterre et en deuxième ligne, celle de ces deux pays avec l'Allemagne comme la seule garantie du développement prospère et de la paix pour l'Europe.

Prêcher aux Français de 1815 l'alliance avec les vainqueurs de Waterloo exigeait certes autant de courage que de sens de la perspective historique.

Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n'en est pas moins pénétrante.

Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d'avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés d'après.

Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les brillantes promesses des philosophes des lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l'homme, aussi bien qu'avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses contemporains; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase.

Fourier n'est pas seulement un critique; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps.

Il peint avec autant de maestria que d'agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l'esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps.

Plus magistrale encore est la critique qu'il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d'émancipation de la femme est la mesure naturelle de l'émancipation générale.

Mais là ou il apparaît le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la société.

Il divise toute son évolution passée en quatre phases: sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu'on appelle maintenant la société bourgeoise, donc avec le régime social instauré depuis le XVIe siècle, et il démontre « que l'ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite », que la civilisation se meut dans un « cercle vicieux », dans des contradictions qu'elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu'elle atteint toujours le contraire de ce qu'elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir; de sorte que, par exemple: « la pauvreté naît en civilisation de l'abondance même».

Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel.

Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble.

De même que Kant a introduit la fin à venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dans l'étude de l'histoire la fin à venir de l'humanité.

Tandis qu'en France l'ouragan de la Révolution balayait le pays, un bouleversement plus silencieux, mais non moins puissant, s'accomplissait en Angleterre.

La vapeur et le machinisme nouveau transformèrent la manufacture en grande industrie moderne et révolutionnèrent ainsi tout le fondement de la société bourgeoise.

La marche somnolente de la période manufacturière se transforma en une période d'ardeur irrésistible de la production.

A une vitesse constamment accrue s'opéra la division de la société en grands capitalistes et en prolétaires non possédants, entre lesquels, au lieu de la classe moyenne stable d'autrefois, une masse mouvante d'artisans et de petits commerçants avaient maintenant une existence mal assurée, en formant la partie la plus fluctuante de la population.

Le nouveau mode de production n'était encore qu'au début de sa branche ascendante; il était encore le mode de production normal, régulier, le seul possible dans ces circonstances.

Mais déjà il engendrait des anomalies sociales criantes: agglomération d'une population déracinée dans les pires taudis des grandes villes, dissolution de tous les liens traditionnels de filiation, de subordination patriarcale, de famille, surtravail, surtout pour les femmes et les enfants, à une échelle épouvantable, dépravation massive de la classe travailleuse jetée brusquement dans des conditions tout à fait nouvelles, passant de la campagne à la ville, de l'agriculture à l'industrie, de conditions stables dans des conditions précaires qui changeaient chaque jour.

C'est alors qu'apparut en réformateur un fabricant de vingt neuf ans, homme d'une simplicité de caractère enfantine qui allait jusqu'au sublime et, en même temps, conducteur d'hommes né comme il en existe peu.

Robert Owen s'était assimilé la doctrine des philosophes matérialistes de l'ère des lumières, selon laquelle le caractère de l'homme est le produit, d'une part, de son organisation native et, d'autre part, des circonstances qui entourent l'homme durant sa vie, mais surtout pendant la période où il se forme.

Dans la révolution industrielle, la plupart des hommes de son groupe social ne voyaient que confusion et chaos, où il faisait bon pêcher en eau trouble et s'enrichir rapidement. Il y vit l'occasion d'appliquer sa thèse favorite et de mettre par là de l'ordre dans le chaos.

Il s'y était déjà essayé avec succès à Manchester, comme dirigeant des 500 ouvriers d'une fabrique; de 1800 à 1829, il régit comme associé gérant la grande filature de coton de New Lanark en écosse et il le fit dans le même esprit, mais avec une plus grande liberté d'action et un succès qui lui valut une réputation européenne.

Une population qui monta peu à peu jusqu'à 2500 âmes et se composait à l'origine des éléments les plus mêlés, pour la plupart fortement démoralisés, fut transformée par lui en une parfaite colonie modèle où ivrognerie, police, justice pénale, procès, assistance publique et besoin de charité étaient choses inconnues.

Et cela tout simplement en plaçant les gens dans des circonstances plus dignes de l'homme, et surtout en faisant donner une éducation soignée à la génération grandissante. Il fut l'inventeur des écoles maternelles et le premier à les introduire.

Dès l'âge de deux ans, les enfants allaient à l'école, où ils s'amusaient tellement qu'on avait peine à les ramener à la maison. Tandis que ses concurrents faisaient travailler de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New Lanark que dix heures et demie.

Lorsqu'une crise cotonnerie arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n'empêcha pas l'établissement d'augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu'au bout de gros bénéfices aux propriétaires.

Mais tout cela ne satisfait pas Owen l'existence qu'il avait faite à ses ouvriers était, à ses yeux, loin encore d'être digne de l'homme; « les gens étaient mes esclaves »: les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placés, étaient encore loin de permettre un développement complet et rationnel du caractère et de l'intelligence, et encore moins une libre activité vitale.

« Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2500 hommes produisait autant de richesse réelle pour la société qu'à peine un demi siècle auparavant une population de 600000 âmes pouvait en produire.

Je me demandais: qu'advient il de la différence entre la richesse consommée par 2500 personnes et celle qu'il aurait fallu pour la consommation des 600000? »

La réponse était claire. La richesse avait été employée à assurer aux propriétaires de l'établissement 5 % d'intérêt sur leur mise de fonds et, en outre, un bénéfice de plus de 300000 livres sterling (6 millions de marks). Et ce qui était vrai pour New Lanark l'était à plus forte raison pour toutes les fabriques d'Angleterre.

«Sans cette nouvelle richesse créée par les machines, on n'aurait pas pu mener à bonne fin les guerres pour renverser Napoléon et maintenir les principes aristocratiques de la société. Et pourtant, cette puissance nouvelle était la création de la classe ouvrière».

C'est donc à elle qu'en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, qui n'avaient servi jusque là qu'à l'enrichissement de quelques uns et à l'asservissement des masses, offraient pour Owen la base d'une réorganisation sociale et étaient destinées à ne travailler que pour le bien être commun, comme propriété commune de tous.

C'est de cette pure réflexion de l'homme d'affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial, que naquit le communisme oweniens.

Il conserve toujours ce même caractère tourné vers la pratique.

C'est ainsi qu'en 1823, Owen proposa de remédier à la misère de l'Irlande par des colonies communistes et joignit à son projet un devis complet des frais d'établissement, des dépenses annuelles et des gains prévisibles.

Ainsi encore, dans son plan définitif d'avenir, l'élaboration technique des détails, y compris le tracé, l'élévation et la vue cavalière, est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de reforme sociale d'Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l'organisation, même du point de vue technique.

Le passage au communisme fut le tournant de la vie d'Owen.

Tant qu'il s'était contenté du rôle de philanthrope, il n'avait récolté que richesse, approbation, honneur et gloire. Il était l'homme le plus populaire d'Europe; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d'état et des princes l'écoutaient et l'approuvaient.

Mais lorsqu'il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui lui semblaient surtout barrer la route de la réforme sociale: la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage.

Il savait ce qui l'attendait s'il les attaquait: universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale.

Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu'il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d'agir dans son sein.

Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent réalisés en Angleterre dans l'intérêt des travailleurs se rattachent au nom d'Owen.

C'est ainsi qu'après cinq ans d'efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques . C'est ainsi qu'il présida le premier congrès au cours duquel les trade unions de toute l'Angleterre s'assemblèrent en une seule grande association syndicale.

C'est ainsi qu'il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d'une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer; d'autre part, les bazars du travail, établissements pour l'échange de produits du travail au moyen d'une monnaie papier du travail, dont l'unité était constituée par l'heure de travail; ces établissements, nécessairement voués à l'échec, étaient une anticipation complète de la banque d'échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, mais s'en distinguaient précisément par le fait qu'ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.

La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle et les domine encore en partie.

Elle était encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et français; c'est à elle que se rattachent les débuts du communisme allemand, Weitling, compris.

Le socialisme est pour eux tous l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard.

Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d'école; et comme l'espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d'eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre.

Rien d'autre ne pouvait sortir de là qu'une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd'hui encore, en fait, dans l'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre: un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de ]a société future; et ce mélange s'opère d'autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau.

Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel.