STALINE


Anarchisme ou socialisme? (1906)


III. SOCIALISME PROLETARIEN

Nous connaissons maintenant la doctrine théorique de Marx : nous connaissons sa méthode, de même que sa théorie.

Quelles sont les conclusions' pratiques à tirer de cette doctrine ?
Quel lien rattache le matérialisme dialectique et le socialisme prolétarien ?

La méthode dialectique affirme que seule peut être progressive jusqu'au bout, que seule peut briser le joug de l'esclavage, la classe qui grandit de jour en jour, qui va toujours de l'avant et lutte inlassablement pour un meilleur avenir. Nous voyons que la seule classe qui se développe sans discontinuer, qui va toujours de l'avant et lutte pour l'avenir, c'est le prolétariat urbain et rural. C'est donc que nous devons servir le prolétariat et fonder nos espoirs sur lui.

Telle est la première conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique de Marx.

Mais il y a servir et servir. Bernstein lui aussi "sert" le prolétariat, quand il lui prêche l'oubli du socialisme. Kropotkine lui aussi "sert" le prolétariat, quand il lui offre un "socialisme" communautaire éparpillé, privé d'une large base industrielle.

Karl Marx lui aussi sert le prolétariat, quand il l'appelle au socialisme prolétarien qui s'appuie sur cette large base qu'est la grande industrie moderne.
Que faire pour que notre travail profite au prolétariat ? Comment servir le prolétariat ?

La théorie matérialiste affirme que tel ou tel idéal ne peut rendre au prolétariat un service effectif, que si cet idéal n'est pas contraire au développement économique du pays ; que s'il répond de tout point aux exigences de ce développement. Le progrès économique du régime capitaliste montre que la production moderne prend un caractère social ; que le caractère social de la production nie radicalement la propriété capitaliste existante.

Par conséquent, notre tâche principale est de contribuer à l'abolition de la propriété capitaliste et à l'instauration de la propriété socialiste. C'est dire que la doctrine de Bernstein qui prêche l'oubli du socialisme, contredit foncièrement les exigences du développement économique ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

Le développement économique du régime capitaliste montre ensuite que la production moderne s'étend chaque jour davantage ; qu'elle ne tient plus dans le cadre de telles ou telles villes ou provinces ; qu'elle fait sauter sans cesse ce cadre et s'étend au territoire de l'Etat tout entier.

Par conséquent, il nous faut applaudir à l'élargissement de la production et admettre pour base du socialisme futur, non point des villes et des communes isolées, mais le territoire un et indivisible de l'ensemble de l'Etat, territoire qui dans l'avenir, bien entendu, prendra de plus en plus d'extension. C'est dire que la théorie de Kropotkine, qui confine le socialisme futur dans le cadre de telles ou telles villes ou communes, va à l'encontre d'une extension vigoureuse de la production ; elle sera préjudiciable au prolétariat.

Lutter pour une large vie socialiste, en tant qu'objectif principal, voilà comment il nous faut servir le prolétariat.
Telle est la seconde conclusion pratique à tirer de la doctrine théorique de Marx.
Il est clair que le socialisme prolétarien procède directement du matérialisme dialectique.

Qu'est-ce que le socialisme prolétarien ?

Le régime actuel est capitaliste. Cela veut dire que le monde est divisé en deux camps opposés, celui d'une petite poignée de capitalistes et celui de la majorité, les prolétaires. Ces derniers travaillent jour et nuit, mais ils n'en restent pas moins pauvres comme avant. Les capitalistes ne travaillent pas, mais ils n'en sont pas moins riches. Cela ne vient pas de ce que les prolétaires manquent soi-disant d'intelligence, tandis que les capitalistes ont du génie ; c'est parce que les capitalistes s'approprient le fruit du travail des prolétaires, parce qu'ils les exploitent.

Pourquoi le fruit du travail des prolétaires est-il approprié précisément par les capitalistes, et non par les prolétaires eux-mêmes ? Pourquoi les capitalistes exploitent-ils les prolétaires, et non inversement ?

Parce que le régime capitaliste repose sur la production marchande : tout ici prend la forme d'une marchandise, partout règne le principe de l'achat et de la vente. Ici vous pouvez acheter non seulement les objets de consommation, les aliments, mais aussi la force de travail des hommes, leur sang, leur conscience. Les capitalistes savent tout cela, et ils achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent. Cela veut dire que les capitalistes se font les maîtres de la force de travail qu'ils achètent.

Les prolétaires, eux, perdent le droit sur la force de travail qu'il vendent. C'est-à-dire que ce que cette force de travail produit n'appartient plus aux prolétaires, mais appartient uniquement aux capitalistes et remplit leurs poches. Il est possible que la force de travail que vous vendez produise pour cent roubles de marchandises par jour, mais cela ne vous regarde pas et ne vous appartient pas ; cela regarde uniquement les capitalistes et leur appartient - vous n'avez à toucher que votre salaire journalier qui suffira peut-être à satisfaire vos besoins immédiats, si, bien entendu, vous menez une vie économe.

Bref, les capitalistes achètent la force de travail des prolétaires, ils les embauchent, et c'est pourquoi précisément les capitalistes s'approprient le fruit du travail des prolétaires ; c'est pourquoi ils exploitent les prolétaires, et non inversement.

Mais pourquoi sont-ce les capitalistes précisément qui achètent la force de travail des prolétaires ? Pourquoi les capitalistes embauchent-ils les prolétaires, et non inversement ?

Parce que le principe fondamental du régime capitaliste est la propriété privée des instruments et moyens de production. Parce que les fabriques, les usines, la terre et le sous-sol, les forêts et les chemins de fer, les machines et les autres moyens de production sont la propriété privée d'une petite poignée de capitalistes.

Parce que les prolétaires sont privés de tout cela. Voilà pourquoi les capitalistes embauchent les prolétaires pour mettre en marche fabriques et usines, sinon leurs instruments et moyens de production ne donneraient aucun profit. Voilà pourquoi les prolétaires vendent leur force de travail aux capitalistes, car autrement ils mourraient de faim.

Tous ces faits projettent la lumière sur le caractère général de la production capitaliste. D'abord, il va de soi que la production capitaliste ne peut être quelque chose d'uni et d'organisé ; elle est d'un bout à l'autre divisée en entreprises privées de tels ou tels capitalistes. En second lieu, il n'est pas moins évident que le but immédiat de cette production éparpillée n'est point de satisfaire les besoins de la population, mais de produire des marchandises destinées à la vente, en vue d'augmenter les profits des capitalistes.

Mais comme tout capitaliste cherche à augmenter ses profits, chacun d'eux s'applique à produire le plus de marchandises possible, ce qui fait que le marché est bien vite saturé, les prix des marchandises baissent, et c'est la crise générale qui survient.
Ainsi, les crises, le chômage, les à-coups dans la production, l'anarchie de la production, etc., sont le résultat direct du défaut d'organisation de la production capitaliste moderne.

Et si ce régime social inorganisé n'est pas encore détruit pour le moment, s'il résiste encore vigoureusement aux attaques du prolétariat, cela s'explique avant tout par le fait que l'Etat capitaliste, le gouvernement capitaliste en assume la défense.
Tel est le fondement de la société capitaliste moderne.

* * *

Il ne fait pas de doute que la société future reposera sur une tout autre base.
La société future sera une société socialiste. Cela veut dire avant tout qu'il n'y aura point de classes : il n'y aura ni capitalistes, ni prolétaires, et, par suite, pas d'exploitation. Il n'y aura là que des travailleurs unis dans un effort collectif.

La société future sera une société socialiste. Cela veut dire aussi qu'avec l'exploitation y seront supprimés la production marchande, la vente et l'achat. Aussi bien, n'y aura-t-il point de place pour les acheteurs et les vendeurs de la force de travail, pour les employeurs et les employés. Il n'y aura là que des travailleurs libres.

La société future sera une société socialiste. Cela veut dire enfin, que, avec le travail salarié, sera supprimée toute propriété privée des instruments et moyens de production ; il n'y aura là ni prolétaires pauvres, ni riches capitalistes, -il n'y aura que des travailleurs possédant en commun toute la terre et le sous-sol, toutes les forêts, toutes les fabriques et usines, tous les chemins de fer, etc.

Comme on le voit, le but principal de la production future consiste à satisfaire directement les besoins de la société, et non à produire des marchandises destinées à la vente en vue d'augmenter les profits des capitalistes. Il n'y aura pas de place ici pour la production marchande, de lutte pour les profits, etc.
Il est évident, d'autre part, que la production future sera organisée sur le mode socialiste : ce sera une production hautement évoluée, qui tiendra compte des besoins de la société et ne produira que la quantité nécessaire à la société. Il n'y aura point de place, ici, pour une production éparpillée, ni pour la concurrence, ni pour les crises, ni pour le chômage.

Là où les classes n'existent pas, où n'existent ni riches ni pauvres, l'Etat devient inutile, de même que le pouvoir politique qui opprime les pauvres et défend les riches. Par conséquent, la société socialiste n'aura pas besoin de maintenir le pouvoir politique.

Aussi Karl Marx disait-il déjà en 1846 :
"La classe laborieuse substituera dans le cours de son développement à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit..." (Voir : Misère de la philosophie).

Aussi Engels disait-il en 1884 :
"Ainsi, l'Etat n'a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s'en sont passées, qui n'avaient pas la moindre idée de l'Etat ni du pouvoir de l'Etat. A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l'Etat devint... une nécessité.

Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu'elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l'Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l'association libre et égale des producteurs, renverra la machine d'Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze". (Voir : l'Origine de la famille. de la propriété privée et de l'Etat).

D'autre part, l'on conçoit que pour administrer les affaires publiques, à côté des bureaux locaux où seront concentrés les divers renseignements, la société socialiste aura besoin d'un bureau central des statistiques, qui sera chargé de s'informer des besoins de toute la société pour, ensuite, répartir d'une façon adéquate les divers emplois entre les travailleurs.

Il faudra aussi réunir des conférences et surtout des congrès, dont les décisions seront absolument obligatoires, jusqu'au congrès suivant, pour les camarades restés en minorité.

Il est évident enfin que le travail libre et fraternel devra entraîner à sa suite une satisfaction non moins fraternelle et complète de tous les besoins, dans la future société socialiste. C'est dire que si la société future demande à chacun de ses membres juste autant de travail qu'il en peut fournir, la société à son tour sera tenue de délivrer à chacun la quantité de produits dont il aura besoin.

De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ! telle est la base sur laquelle doit être créé le futur régime collectiviste. Certes, au premier degré du socialisme, quand des éléments non encore habitués au travail s'associeront à la vie nouvelle, les forces productives, elles aussi, ne seront pas suffisamment développées, et il existera encore le travail "dur" et le travail "facile" ; l'application du principe - "à chacun suivant ses besoins" - sera sans aucun doute rendu très difficile, et la société sera obligée de se placer momentanément sur une autre voie, sur une voie moyenne.

Mais il est certain d'autre part que lorsque la société future se sera engagée dans la bonne voie, que les survivances du capitalisme auront été déracinées, le seul principe répondant à la société socialiste sera le principe mentionné plus haut.

Aussi Marx disait-il en 1875 :

" Dans une phase supérieure de la société communiste (c'est-à-dire socialiste), quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même un premier besoin de l'existence ; quand, avec le développement des individus en tous sens, les forces productives iront s'accroissant... alors seulement l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins ! " (Voir : Critique du programme de Gotha).

Tel est en somme le tableau de la future société socialiste conformément à la théorie de Marx.

Fort bien. Mais la réalisation du socialisme est-elle possible ? Peut-on supposer que l'homme pourra se dépouiller lui-même de ses "sauvages habitudes" ?
Ou bien encore : si chacun reçoit suivant ses besoins, peut-on supposer que le niveau des forces productives de la société socialiste sera suffisant pour cela ?

La société socialiste suppose des forces productives suffisamment développées et une conscience socialiste des hommes, leur éducation socialiste. Ce qui entrave le développement des forces productives actuelles, c'est la propriété capitaliste existante.

Mais si l'on tient compte que dans la société future cette propriété n'existera pas, il apparaît clairement que les forces productives décupleront. Il ne faut pas oublier non plus que dans la société future des centaines de mille parasites actuels, ainsi que les chômeurs s'attelleront à la besogne et viendront grossir les rangs des travailleurs, ce qui contribuera sensiblement au développement des forces productives.

En ce qui concerne les "sauvages" sentiments et conceptions des hommes, ils ne sont pas aussi éternels que d'aucuns le pensent : il fut un temps, celui du communisme primitif, où l'individu ne reconnaissait pas la propriété privée ; le temps est venu, celui de la production individuelle, où la propriété privée s'est emparée des sentiments et de l'esprit des hommes ; et voici qu'arrive un temps nouveau, celui de la production socialiste, - faut-il donc s'étonner si les sentiments et l'esprit des hommes se pénètrent de tendances socialistes ? Est-ce que l'être ne détermine pas les "sentiments" et les conceptions des hommes ?

Mais où est la preuve que le régime socialiste sera inévitablement instauré ? Le socialisme suivra-t-il inévitablement le développement du capitalisme d'aujourd'hui ? Ou autrement dit : comment savons-nous que le socialisme prolétarien de Marx n'est pas qu'un doux rêve, qu'une fantaisie ? Où chercher les preuves scientifiques ?

L'histoire montre que la forme de propriété est directement dépendante de la forme de production, ce qui fait qu'avec le changement de la forme de production tôt ou tard change inévitablement la forme de propriété. Il fut un temps où la propriété avait un caractère communiste ; où forêts et champs, dans lesquels erraient les hommes primitifs, appartenaient à tout le monde, et non à des particuliers.

Pourquoi existait alors la propriété communiste ? Parce que la production était communiste, le travail se faisait en commun, collectivement, - on travaillait ensemble et l'on ne pouvait se passer l'un de l'autre. Un autre temps est venu, celui de la production petite-bourgeoise, quand la propriété a pris un caractère individualiste (privé), et que tout ce qui est nécessaire à l'homme (à l'exception, bien entendu, de l'air, de la lumière, du soleil, etc.) a été reconnu propriété privée.

Pourquoi ce changement s'est-il produit ? Parce que la production est devenue individualiste, chacun a commencé à travailler pour son propre compte, blotti dans son coin. Enfin le temps vient, celui de la grande production capitaliste, où des centaines et des milliers d'ouvriers se réunissent sous le même toit, dans une seule fabrique, et se livrent à un travail commun. Vous ne verrez point là le travail isolé, à l'ancienne mode, alors que chacun tirait de son côté. Ici chaque ouvrier et tous les ouvriers de chaque atelier sont étroitement liés par le travail avec les camarades de leur atelier, comme aussi avec ceux des autres ateliers.

Il suffit qu'un atelier quelconque s'arrête, pour que les ouvriers de toute la fabrique n'aient plus rien à faire. Comme on le voit le processus de production, le travail, a pris déjà un caractère social, il a acquis une nuance socialiste. Il en est ainsi non seulement dans les différentes fabriques, mais encore dans des industries entières et entre les branches de production : il suffit que les ouvriers des chemins de fer se mettent en grève pour que la production se trouve dans une situation difficile ; il suffit que la production du pétrole ou du charbon s'arrête, pour que, peu de temps après, des fabriques et des usines entières ferment leurs portes.

Il est clair qu'ici le processus de production a pris un caractère social, collectiviste. Et comme le caractère privé de l'appropriation ne correspond pas au caractère social de la production ; comme le travail collectiviste d'aujourd'hui doit nécessairement amener la propriété collective, il va de soi que le régime socialiste succédera aussi inévitablement au capitalisme que le jour succède à la nuit.

C'est ainsi que l'histoire justifie l'inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.

* * *

L'histoire nous apprend que la classe ou le groupe social, qui joue le rôle principal dans la production sociale et en détient les principales fonctions, doit avec le temps devenir inévitablement le maître de cette production. II fut un temps, celui du matriarcat, où les femmes étaient maîtresses de la production.

Comment expliquer cela ? C'est que dans la production de ce temps, dans la culture primitive du sol, les femmes jouaient le rôle principal, elles exerçaient les principales fonctions, alors que les hommes erraient dans les forêts à la recherche du gibier. Le temps est venu, celui du patriarcat, où la situation dominante dans la production est passée aux hommes.

Pourquoi ce changement est-il survenu ? Parce que dans la production d'alors, dans l'économie fondée sur l'élevage, où les principaux instruments de production étaient la lance, le lasso, l'arc et la flèche, le rôle principal appartenait aux hommes...

Le temps arrive, celui de la grande production capitaliste, où les prolétaires commencent à tenir le rôle principal dans la production, où toutes les principales fonctions en matière de production passent dans leurs mains ; où sans eux la production ne peut se maintenir un seul jour (rappelons-nous les grèves générales) ; où les capitalistes, loin d'être nécessaires à la production, ne font même que la gêner.

Qu'est-ce à dire ? Ou bien toute vie sociale va entièrement disparaître, ou bien le prolétariat doit tôt ou tard, mais inévitablement, devenir le maître de la production moderne, son seul propriétaire, son propriétaire socialiste.
Les crises industrielles d'aujourd'hui, qui sonnent le glas de la propriété capitaliste et posent la question de front : ou le capitalisme, ou le socialisme, - rendent cette conclusion parfaitement évidente : elles font nettement apparaître le parasitisme des capitalistes et le triomphe inévitable du socialisme.

Voilà comment l'histoire définit encore l'inévitabilité du socialisme prolétarien de Marx.

Ce n'est point sur du sentimentalisme ni sur une "justice" abstraite, ni sur l'amour pour le prolétariat, mais sur les principes scientifiques rappelés plus haut, que s'édifie le socialisme prolétarien.

Voilà pourquoi le socialisme prolétarien est aussi appelé "socialisme scientifique".

Déjà en 1877 Engels disait :

"Si notre certitude concernant la révolution imminente dans le mode actuel de répartition des produits du travail... s'appuyait uniquement sur la conscience que ce mode de répartition n'est pas équitable, et que l'équité doit cependant triompher un jour, notre situation serait grave et nous aurions à attendre longtemps..." L'essentiel, ici, c'est que "les forces productives engendrées par le mode capitaliste actuel de production et le système fondé par lui de répartition des biens économiques, entreraient en contradiction flagrante avec ce mode de production au point de rendre nécessaire une révolution dans le mode de production et de répartition, et qui supprimerait toutes les distinctions de classe, si l'on voulait éviter la perte de toute la société d'aujourd'hui.

C'est sur ce fait matériel palpable... et non sur les représentations de tels ou tels penseurs de cabinet relativement à ce qui est juste ou injuste, qu'est fondée la certitude de la victoire du socialisme moderne". (Voir : Anti-Dühring).

Cela ne signifie certes pas que, dès l'instant où le capitalisme se décompose, on peut instituer le régime socialiste à tout moment, quand bon nous semblera. Ainsi pensent seulement les anarchistes et autres idéologues petits-bourgeois. L'idéal socialiste n'est pas l'idéal de toutes les classes. C'est l'idéal du prolétariat seulement, et toutes les classes ne sont pas directement intéressées à sa réalisation, sauf le prolétariat.

Or, cela veut dire que tant que le prolétariat ne forme qu'une faible partie de la société, l'instauration du régime socialiste est impossible. La disparition de l'ancienne forme de production, la concentration suivie de la production capitaliste et la prolétarisation de la majorité de la société : telles sont les conditions nécessaires à la réalisation du socialisme. Mais cela ne suffit pas encore. La majeure partie de la société peut déjà être prolétarisée, sans que toutefois le socialisme se réalise.

Car pour réaliser le socialisme il faut, en plus de tout cela, une conscience de classe, le rassemblement du prolétariat et l'aptitude à régler ses propres affaires. Et pour acquérir toutes ces choses, il faut aussi ce qu'on appelle la liberté politique, c'est-à-dire la liberté de la parole, de la presse, des grèves et des associations, en un mot la liberté de la lutte de classe. Or la liberté politique n'est pas partout assurée de façon égale.

Aussi bien n'est-il pas indifférent au prolétariat dans quelles conditions il aura à mener la lutte : sous le régime d'une autocratie féodale (Russie), d'une monarchie constitutionnelle (Allemagne), d'une république de grande bourgeoisie (France) ou dans une république démocratique (ce que réclame la social-démocratie russe). La liberté politique est assurée le mieux et avec le plus de plénitude dans la république démocratique, si tant est naturellement qu'elle puisse, en général, être assurée en régime capitaliste. C'est pourquoi tous les partisans du socialisme prolétarien travaillent énergiquement à l'instauration d'une république démocratique, comme le "pont" le meilleur vers le socialisme.

Voilà pourquoi le programme marxiste, dans les conditions actuelles, comporte deux parties : le programme maximum, qui se donne pour but le socialisme, et le programme minimum, qui se propose de frayer un chemin vers le socialisme par la république démocratique.

* * *

Comment le prolétariat doit-il agir ? dans quelle voie doit-il s'engager pour réaliser consciemment son programme, renverser le capitalisme et construire le socialisme ?

La réponse est claire : le prolétariat ne pourra arriver au socialisme en se réconciliant avec la bourgeoisie. Il doit absolument engager la lutte, qui doit être une lutte de classe, celle de l'ensemble du prolétariat contre toute la bourgeoisie. Ou bien la bourgeoisie avec son capitalisme, ou bien le prolétariat avec son socialisme ! Voilà sur quelle base doit reposer l'action du prolétariat, sa lutte de classe.

Mais la lutte de classe du prolétariat affecte des formes variées. La lutte de classe c'est, par exemple, la grève, partielle ou générale, peu importe. La lutte de classe, ce sont sans aucun doute le boycottage, le sabotage. La lutte de classe, ce sont encore les manifestations, les démonstrations, la participation aux établissements représentatifs, etc., qu'il s'agisse de parlements nationaux ou d'autonomies administratives locales.

Ce sont là les différentes formes d'une seule et même lutte de classe. Nous n'allons pas examiner ici quelle forme de lutte a une plus grande importance pour le prolétariat dans sa lutte de classe. Notons seulement qu'en son temps et lieu chacune de ces formes est certainement nécessaire au prolétariat, comme moyen indispensable pour développer la conscience de lui-même et son esprit d'organisation.

Or la conscience de soi-même et l'esprit d'organisation sont aussi nécessaires au prolétariat que l'air qu'il respire. Il convient cependant de remarquer, d'autre part, que toutes ces formes de lutte ne sont pour le prolétariat que des moyens préparatoires ; qu'aucune de ces formes, prise isolément, ne constitue un moyen décisif par lequel le prolétariat sera en mesure d'abattre le capitalisme. Il est impossible d'abattre le capitalisme uniquement par la grève générale : celle-ci peut seulement préparer certaines conditions pour atteindre ce but. On ne conçoit pas que le prolétariat puisse renverser le capitalisme par sa seule participation au parlement : on ne peut à l'aide du parlementarisme que préparer certaines conditions pour renverser le capitalisme.

En quoi consiste donc le moyen décisif à l'aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste ?
Ce moyen, c'est la révolution socialiste.

Les grèves, le boycottage, le parlementarisme, la manifestion, la démonstration, toutes ces formes de lutte sont bonnes en tant que moyens destinés à préparer et à organiser le prolétariat. Mais aucun de ces moyens n'est capable de supprimer l'inégalité existante. Il faut que tous ces moyens soient réunis en un seul moyen principal et décisif ; il faut que le prolétariat se lève et prononce une attaque décisive contre la bourgeoisie pour détruire le capitalisme jusqu'en ses fondements. Ce moyen principal et décisif, c'est la révolution socialiste.

On ne saurait considérer la révolution socialiste comme une attaque inattendue et de brève durée. C'est une lutte de longue haleine par laquelle les masses prolétariennes infligent à la bourgeoisie la défaite et s'emparent de ses positions. Et comme la victoire du prolétariat lui donnera en même temps la domination sur la bourgeoisie vaincue ; comme pendant le heurt des classes la défaite d'une classe signifie la domination de l'autre, le premier degré de la révolution socialiste sera la domination politique du prolétariat sur la bourgeoisie.

La dictature socialiste du prolétariat, la prise du pouvoir par le prolétariat, voilà par quoi doit commencer la révolution socialiste.

Cela veut dire que, tant que la bourgeoisie n'a pas été entièrement vaincue ; tant que ses richesses n'ont pas été saisies, le prolétariat doit absolument disposer d'une force militaire, il doit absolument avoir sa propre "garde prolétarienne", à l'aide de laquelle il repoussera les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie agonisante, comme ce fut le cas pour le prolétariat de Paris, pendant la Commune.

La dictature socialiste, elle, est nécessaire au prolétariat pour que celui-ci puisse, par ce moyen, exproprier la bourgeoisie, lui confisquer la terre, les forêts, les fabriques et les usines, les machines, les chemins de fer, etc.

L'expropriation de la bourgeoisie, voilà ce que doit amener la révolution socialiste.
Tel est le moyen principal et décisif à l'aide duquel le prolétariat renversera le régime capitaliste d'aujourd'hui.

Aussi bien Karl Marx disait-il dès 1847 :
"... La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante... Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains... du prolétariat organisé en classe dominante..." (Voir : le Manifeste communiste.)

Voilà la voie que doit suivre le prolétariat, s'il veut réaliser le socialisme.

De ce principe général dérivent toutes les autres conceptions tactiques. Les grèves, le boycottage, les démonstrations, le parlementarisme n'ont d'importance que dans la mesure où ils contribuent à organiser le prolétariat, à renforcer et à élargir ses organisations en vue d'accomplir la révolution socialiste.

* * *

Ainsi la révolution socialiste est nécessaire pour réaliser le socialisme ; or, la révolution socialiste doit commencer par la dictature du prolétariat, c'est-à-dire que le prolétariat doit s'emparer du pouvoir politique pour exproprier, par ce moyen, la bourgeoisie.

Mais il faut pour tout cela que le prolétariat soit organisé, groupé, uni ; il faut que de fortes organisations prolétariennes soient créées et qu'elles progressent sans discontinuer.

Quelles formes doivent prendre les organisations du prolétariat ?

Les organisations de masse les plus répandues, ce sont les syndicats et les coopératives ouvrières (notamment les coopératives de production et de consommation). Le but des syndicats est de lutter (principalement) contre le capital industriel, afin d'améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme actuel.

Le but des coopératives est de lutter (principalement) contre le capital commercial pour étendre la consommation des ouvriers en réduisant les prix des articles de première nécessité, naturellement dans le cadre de ce même capitalisme. Syndicats et coopératives sont, sans contredit, nécessaires au prolétariat en tant que moyens tendant à organiser la masse prolétarienne. Aussi bien, du point de vue du socialisme prolétarien de Marx et d'Engels, le prolétariat doit se saisir de ces deux formes d'organisation, les consolider et les renforcer, - bien entendu, dans la mesure où les conditions politiques existantes le lui permettent.

Cependant, les syndicats et les coopératives à eux seuls ne peuvent suffire aux besoins du prolétariat en lutte dans le domaine de l'organisation. Cela, parce que lesdites organisations ne peuvent sortir du cadre du capitalisme, leur but étant d'améliorer la condition des ouvriers dans le cadre du capitalisme.

Mais les ouvriers veulent se libérer entièrement de l'esclavage capitaliste ; ils veulent briser ce cadre, au lieu de se mouvoir uniquement dans le cadre du capitalisme. Par conséquent, il faut encore une autre organisation, qui ralliera autour d'elle les éléments conscients parmi les ouvriers de toutes les professions, fera du prolétariat une classe consciente et s'assignera comme but principal la destruction du régime capitaliste, la préparation de la révolution socialiste.
Cette organisation est le parti social-démocrate du prolétariat.

Ce parti doit être un parti de classe, absolument indépendant des autres partis. Cela, parce qu'il est le parti de la classe des prolétaires, dont l'affranchissement ne peut se faire que par leurs propres mains.

Ce parti doit être un parti révolutionnaire. Cela, parce que l'affranchissement des ouvriers n'est possible que par la voie révolutionnaire, à l'aide de la révolution socialiste.
Ce parti doit être un parti international, dont les portes seraient ouvertes devant chaque prolétaire conscient. Cela, parce que l'affranchissement des ouvriers n'est pas une question nationale, mais sociale, dont la signification est la même, aussi bien pour le prolétaire géorgien que pour le prolétaire russe et les prolétaires des autres nations.

Il s'ensuit donc que plus les prolétaires des différentes nations se grouperont étroitement, et plus les barrières nationales dressées entre elles seront détruites à fond, plus fort sera le parti du prolétariat et plus facile l'organisation du prolétariat au sein d'une classe indivisible.

Il faut donc, autant que possible, appliquer dans les organisations du prolétariat le principe du centralisme, en l'opposant à l'éparpillement fédéraliste, - qu'il s'agisse du parti, des syndicats ou des coopératives, peu importe.

Il est non moins certain que toutes ces organisations doivent reposer sur une base démocratique, naturellement, dans la mesure où les conditions politiques et autres ne s'y opposeront pas.
Quels doivent être les rapports entre le parti d'un côté et les coopératives et les syndicats, de l'autre ? Ces derniers doivent-ils être des organisations du parti ou sans-parti ? La solution de ce problème dépend de la question de savoir où et dans quelles conditions le prolétariat a à lutter.

Il est hors de doute, en tout cas, que syndicats et coopératives se développent avec d'autant plus de plénitude qu'ils se trouvent dans des rapports d'amitié plus étroits avec le parti socialiste du prolétariat. Cela, parce que ces deux organisations économiques, si elles ne sont pas proches d'un parti socialiste fort, se rapetissent souvent ; elles vouent à l'oubli les intérêts généraux de la classe au profit des intérêts étroitement professionnels, portant par là un grand préjudice au prolétariat. Aussi est-il nécessaire, en tout état de cause, d'assurer l'influence politique et idéologique du parti sur les syndicats et les coopératives.

C'est à cette condition seulement que lesdites organisations se transformeront en école socialiste organisant les groupes disséminés du prolétariat au sein d'une classe consciente.

Tels sont en substance les traits caractéristiques du socialisme prolétarien de Marx et d'Engels.

* * *

Que pensent du socialisme prolétarien les anarchistes ?

Il faut savoir tout d'abord que le socialisme prolétarien n'est pas simplement une doctrine philosophique. C'est la doctrine des masses prolétariennes, leur étendard, les prolétaires du monde l'honorent et "s'inclinent" devant lui.

Par conséquent, Marx et Engels ne sont pas simplement les fondateurs d'une "école" philosophique quelconque ; ils sont les chefs vivants d'un vivant mouvement prolétarien, qui monte et se fortifie chaque jour.

Ceux qui combattent cette doctrine, ceux qui veulent la "renverser", doivent tenir exactement compte de tout cela pour ne pas se casser gratuitement le front dans cette lutte inégale. C'est ce que messieurs les anarchistes savent parfaitement. Aussi recourent-ils dans la lutte contre Marx et Engels à une arme tout à fait inusitée et neuve en son genre.

Quelle est donc cette nouvelle arme ? Est-ce une nouvelle analyse de la production capitaliste ? Est-ce une réfutation du Capital de Marx ? Non, certes ! Ou peut-être, armés de "faits nouveaux" et d'une méthode "inductive", réfutent-ils "scientifiquement" "l'évangile" de la social-démocratie - le Manifeste communiste de Marx et d'Engels ? Encore une fois non. Mais alors qu'est-ce donc que ce moyen extraordinaire ?

C'est l'accusation de "plagiat littéraire" portée contre Marx et Engels ! Pensez donc ! il se trouve que Marx et Engels n'ont rien qui leur appartienne ; que le socialisme scientifique est pure invention, et cela parce que le Manifeste communiste de Marx et d'Engels a été d'un bout à l'autre "volé" au Manifeste de Victor Considérant.

C'est bien ridicule, évidemment, mais le "chef incomparable" des anarchistes, V. Tcherkézichvili, nous relate avec tant d'aplomb cette histoire plaisante, et le nommé Pierre Ramus, ce superficiel "apôtre" de Tcherkézichvili, et nos anarchistes en chambre répètent avec tant de ferveur cette "découverte", qu'il vaut la peine qu'on s'arrête, sommairement du moins, à cette "histoire".

Ecoutez donc Tcherkézichvili :
"Toute la partie théorique du Manifeste communiste, à savoir le premier et le second chapitres... a été prise à Victor Considérant. Donc, le Manifeste de Marx et d'Engels - cette bible de la démocratie révolutionnaire légale, - n'est qu'une paraphrase maladroite du Manifeste, de Victor Considérant. Marx et Engels ne se sont pas seulement approprié le contenu du Manifeste de Considérant, mais... ils ont emprunté même certains sous-titres." (Voir le recueil d'articles de Tcherkézichvili, Ramus et Labriola, édité en langue allemande sous le titre. "L'origine du Manifeste communiste", p. 10.)

L'anarchiste P. Ramus répète la même chose :
"On peut affirmer en toute certitude que leur oeuvre principale (Manifeste communiste de Marx et d'Engels) est tout bonnement un plagiat d'autant plus impardonnable que, au lieu de copier l'original mot à mot comme le font de simples plagiaires, ils ont plagié les idées, les vues et les théories..." (Id., p. 4).
Nos anarchistes de Nobati (5), Moucha (6), Khma, etc. répètent la même chose.

Ainsi, il se trouve que le socialisme scientifique avec ses fondements théoriques a été "volé" dans le Manifeste de Considérant.

Existe-t-il des raisons pour affirmer cela ?
Qui est V. Considérant ?
Qui est Karl Marx ?

V. Considérant, mort en 1893, a été le disciple de l'utopiste Fourier et est demeuré un utopiste incorrigible, qui voyait le "salut de la France" dans la réconciliation des classes.
Karl Marx, mort en 1883, a été un matérialiste, ennemi des utopistes ; il voyait le gage de l'émancipation de l'humanité dans le développement des forces productives et dans la lutte des classes.

Qu'y a-t-il de commun entre eux ?

La base théorique du socialisme scientifique est la théorie matérialiste de Marx et d'Engels. Du point de vue de cette théorie, l'évolution de la vie sociale est entièrement déterminée par le développement des forces productives. Si le régime des seigneurs terriens et du servage a été suivi du régime bourgeois, la "faute" en est au développement des forces productives qui a rendu inévitable la naissance du régime bourgeois. Ou bien encore : si le régime bourgeois actuel est inévitablement suivi du régime socialiste, c'est parce que le développement des forces productives actuelles l'exige. D'où la nécessité historique d'abattre le capitalisme et d'instaurer le socialisme. D'où encore la thèse marxiste selon laquelle nous devons chercher nos idéaux dans l'histoire du développement des forces productives, et non dans le cerveau des hommes.

Telle est la base théorique du Manifeste communiste de Marx et d'Engels. (Voir : le Manifeste communiste, chapitres I, II).

Le Manifeste démocratique de V. Considérant dit-il rien d'analogue ? Considérant professe-t-il un point de vue matérialiste ?

Nous affirmons que ni Tcherkézichvili, ni Ramus, ni nos "nobatistes" ne citent, du Manifeste démocratique de Considérant, pas une seule déclaration, pas un seul mot de nature à confirmer que Considérant était un matérialiste et qu'il fondait l'évolution de la vie sociale sur le développement des forces productives. Au contraire, nous savons fort bien que Considérant est connu dans l'histoire du socialisme comme un idéaliste-utopiste. (Voir : Paul Louis, Histoire du socialisme en France).

Qu'est-ce qui incite donc ces singuliers "critiques" à ce vain bavardage ? Pourquoi se chargent-ils de critiquer Marx et Engels, s'ils sont incapables même de distinguer entre idéalisme et matérialisme ? Est-ce pour faire rire le monde, vraiment ?...
La base tactique du socialisme scientifique est la doctrine de la lutte de classe irréconciliable, car c'est l'arme la meilleure entre les mains du prolétariat. La lutte de classe du prolétariat est l'arme qui lui permettra de conquérir le pouvoir politique et d'exproprier ensuite la bourgeoisie pour instaurer le socialisme.

Telle est la base tactique du socialisme scientifique exposé dans le Manifeste de Marx et d'Engels.

Est-il rien dit d'analogue dans le Manifeste démocratique de Considérant ? Considérant admet-il la lutte de classe comme l'arme la meilleure entre les mains du prolétariat ?

Ainsi qu'il ressort des articles de Tcherkézichvili et de Ramus (voir : le recueil mentionné plus haut), le Manifeste de Considérant ne contient pas un seul mot à ce sujet ; on n'y parle que de la lutte de classe comme d'un fait affligeant. En ce qui concerne la lutte de classe en tant que moyen pour abattre le capitalisme, voici ce que Considérant déclare dans son Manifeste :

" Le Capital, le Travail et le Talent sont les trois éléments de la production, les trois sources de la richesse, les trois rouages du mécanisme industriel..." Les trois classes qui les représentent ont des "intérêts communs" ; leur tâche consiste à "faire travailler les machines pour les capitalistes et pour le peuple..." Devant elles... se dresse un but immense : "organiser l'Association des classes dans l'unité nationale..." (Voir : la brochure de K. Kautsky, Le Manifeste communiste est un plagiat, p. 14, où est cité ce passage du Manifeste de Considérant).

Toutes les classes, unissez-vous ! Voilà le mot d'ordre que Victor Considérant proclame dans son Manifeste démocratique.

Qu'y a-t-il de commun entre cette tactique de réconciliation des classes et la tactique de la lutte de classe irréconciliable de Marx et d'Engels, qui appellent résolument : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous contre toutes les classes antiprolétariennes ?

Evidemment, il n'y a là rien de commun !
Mais alors quelles sottises débitent-ils, les sieurs Tcherkézichvili et leurs superficiels thuriféraires ! Ne nous prennent-ils pas pour des morts ? Nous croient-ils vraiment incapables de les dégonfler ?!

Enfin, autre circonstance qui ne manque pas d'intérêt. V. Considérant a vécu jusqu'en 1893. En 1843 il publie son Manifeste démocratique. A la fin de 1847 Marx et Engels rédigent leur Manifeste communiste. Depuis lors, le Manifeste de Marx et d'Engels a été maintes fois réédité dans toutes les langues européennes. Tout le monde sait que leur Manifeste a fait époque. Malgré cela, jamais, nulle part, ni Considérant ni ses amis n'ont dit, du vivant de Marx et d'Engels, que ces derniers avaient plagié le "socialisme" dans le Manifeste de Considérant. N'est-ce point étrange, lecteur ?

Qu'est-ce donc qui incite ces ignares "inductifs"... excusez-moi, ces "savants", de dire des insanités ? En quel nom parlent-ils ? Savent-ils mieux que Considérant son Manifeste ? Ou peut-être croient-ils que V. Considérant et ses partisans n'ont pas lu le Manifeste communiste ?

Mais laissons cela... Laissons cela, puisque les anarchistes eux-mêmes n'accordent pas une attention sérieuse à la campagne don-quichottiste de Ramus-Tcherkézichvili : la fin inglorieuse de cette campagne ridicule est bien trop évidente pour lui prêter tant d'attention...
Abordons la critique quant au fond.

* * *

Les anarchistes sont affligés d'une infirmité : ils aiment beaucoup "critiquer" les partis de leurs adversaires, mais ils ne se donnent pas la peine de faire tant soit peu connaissance avec ces partis. On a vu que les anarchistes en ont justement usé ainsi, en "critiquant" la méthode dialectique et la théorie matérialiste des social-démocrates (voir : les chapitres I et II). Ils en usent de même lorsqu'ils touchent à la théorie du socialisme scientifique des social-démocrates.

Prenons, par exemple, le fait suivant. En est-il qui ignorent que les divergences de principe existent entre les socialistes-révolutionnaires et les social-démocrates ? En est-il qui ignorent que les premiers nient le marxisme, la théorie matérialiste du marxisme, sa méthode dialectique, son programme, sa lutte de classe, alors que les social-démocrates s'appuient entièrement sur le marxisme?

Quiconque a entendu parler, ne fût-ce que du bout de l'oreille, de la polémique entre la Russie révolutionnaire (organe des socialistes-révolutionnaires) et l'Iskra (organe des social-démocrates), doit se rendre nettement compte de cette distinction de principe.

Mais que direz-vous des "critiques" qui n'aperçoivent pas cette distinction et clament que socialistes-révolutionnaires et social-démocrates sont soi-disant des marxistes ? Ainsi les anarchistes soutiennent que la Russie révolutionnaire et l'Iskra sont l'une et l'autre des organes marxistes. (Voir : le recueil des anarchistes Pain et Liberté, p. 202).

C'est ainsi que les anarchistes "ont pris connaissance" des principes de la social-démocratie.
Il est évident, après cela, combien leur "critique scientifique" est fondée...
Voyons aussi cette "critique".

La principale "accusation" des anarchistes, c'est qu'ils ne tiennent pas les social-démocrates pour des socialistes véritables. Vous n'êtes pas des socialistes, vous êtes des ennemis du socialisme, répètent-ils.
Voici ce qu'écrit Kropotkine à ce sujet :
"... Nous en arrivons à d'autres conclusions que la plupart des économistes... de l'école social-démocrate... Nous... allons jusqu'au communisme libre, alors que la plupart des socialistes (lisez : social-démocrates aussi. L'auteur) vont jusqu'au capitalisme d'Etat et au collectivisme." (Voir : Kropotkine, La science moderne et l'anarchisme, pp. 74-75).

En quoi consistent donc le "capitalisme d'Etat" et le "collectivisme" des social-démocrates ?

Voici ce qu'écrit Kropotkine à ce sujet :
"Les socialistes allemands affirment que toutes les richesses accumulées doivent être rassemblées dans les mains de l'Etat qui les distribuera aux associations ouvrières, organisera la production et l'échange et suivra de près la vie et le travail de la société." (Voir : Kropotkine, Paroles d'un révolté, p. 64).

Et plus loin :
"Dans leurs projets... les collectivistes commettent... une double erreur, ils veulent supprimer le régime capitaliste, et ils gardent en même temps deux institutions qui sont la base de ce régime : le gouvernement représentatif et le travail salarié" (voir : la Conquête du pain, p. 148)... "Le collectivisme, on le sait.. . conserve... le travail salarié. Seulement... le gouvernement représentatif... se met à la place du patron..." Les représentants de ce gouvernement "se réservent le droit d'employer dans l'intérêt de tous la plus-value. tirée de la production. En outre, dans ce système on établit une distinction... entre le travail de l'ouvrier et celui de l'homme spécialisé : le travail du manoeuvre, aux yeux du collectiviste, est un travail simple, tandis que l'artisan, l'ingénieur, le savant, etc., s'occupent de ce que Marx appelle un travail complexe et ils ont droit à un salaire supérieur" (id., p. 52).
C'est ainsi que les ouvriers recevront les produits qui leur sont nécessaires, non suivant leurs besoins, mais "proportionnellement aux services rendus à la société" (id., p. 157).

C'est ce que les anarchistes géorgiens répètent, mais avec un plus grand aplomb. Monsieur Bâton surtout se signale par son acharnement. Il écrit :

"Qu'est-ce que le collectivisme des social-démocrates ? Le collectivisme, ou, plus exactement, le capitalisme d'Etat est fondé sur le principe suivant : chacun doit travailler autant qu'il le veut, ou autant que l ' Etat le déterminera, en recevant à titre de récompense la valeur de son travail en marchandises.... Donc, ici "il faut une assemblée législative... il faut (également) un pouvoir exécutif, c'est-à-dire des ministres, toute sorte d'adminis-trateurs, gendarmes et espions, peut-être aussi une armée, s'il y a trop de mécontents." (Voir : Nobati, n° 5, pp. 68-69).

Telle est la première "accusation" de messieurs les anarchistes contre la social-démocratie.

* * *

Il résulte donc, des raisonnements, que font les anarchistes, que :

1. Selon les social-démocrates la société socialiste est soi-disant impossible sans un gouvernement qui, en tant que patron principal, embauchera les ouvriers et aura absolument des "ministres... gendarmes, espions".

2. Dans la société socialiste, d'après les social-démocrates, ne sera soi-disant pas abolie la division en travail "dur" et en travail "facile" ; le principe : "à chacun suivant ses besoins" y sera rejeté, et l'on en admettra un autre : "à chacun selon ses mérites".

C'est sur ces deux points que repose l'"accusation" des anarchistes contre la social-démocratie.
Cette "accusation" portée par messieurs les anarchistes a-t-elle quelque fondement ?
Nous affirmons que tout ce que les anarchistes avancent dans ce cas est le résultat d'une inconséquence, ou bien un indigne commérage.

Voici les faits.

Déjà en 1846 Karl Marx disait : "la classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit..." (Voir : Misère de la philosophie).

Un an après, Mars et Engels formulaient la même idée dans leur Manifeste communiste. (Manifeste communiste, chapitre II).

En 1877 Engels écrivait : "Le premier acte par lequel l'Etat s'affirme réellement comme le représentant de la société tout entière, - la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même temps le dernier acte propre de l'Etat. L'intervention du pouvoir d'Etat dans les relations sociales devient superflue dans un domaine après l'autre et s'assoupit ensuite... l'Etat "n'est pas aboli", il dépérit". (Anti-Dühring).

En 1884 Engels écrivait encore : "Ainsi, l'Etat n'a pas existé de tout temps. Il y eut des sociétés qui s'en sont passé, qui n'avaient pas la moindre idée de l'Etat... A un certain degré de son développement économique, impliquant nécessairement la division de la société en classes, l'Etat devint... une nécessité.

Nous approchons maintenant à grands pas vers un degré de développement de la production tel que l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inéluctablement qu'elles sont apparues. Avec la disparition des classes disparaîtra inéluctablement l'Etat. La société, qui réorganisera la production sur la base de l'association libre et égale des producteurs, renverra la machine d'Etat à la place qui lui revient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze". (Voir : L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat).

En 1891 Engels reprend la même idée. (Voir : Introduction à la Guerre civile en France).

Selon les social-démocrates, on le voit, la société socialiste est une société où il n'y aura pas de place pour ce qu'on appelle l'Etat, pour le pouvoir politique avec ses ministres, ses gouverneurs, ses gendarmes, ses policiers et ses soldats. La dernière étape de l'existence de l'Etat sera la période de la révolution socialiste, alors que le prolétariat prendra possession du pouvoir d'Etat et fondera son gouvernement propre (la dictature) afin d'abattre définitivement la bourgeoisie. Mais, une fois la bourgeoisie supprimée, les classes supprimées et le socialisme instauré, on n'aura plus besoin d'aucun pouvoir politique, et ce qu'on appelle l'Etat passera dans le domaine de l'histoire.

Ainsi, l'"accusation" des anarchistes, mentionnée plus haut, n'est qu'un commérage dénué de tout fondement.

En ce qui concerne le second point de l'"accusation", Karl Marx dit ce qui suit :

"Dans une phase supérieure de la société communiste (c'est-à-dire socialiste), quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail sera devenu... le premier besoin de l'existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant... alors seulement l'étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra inscrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins". (Critique du programme de Gotha).

D'après Marx, on le voit, la phase supérieure de la société communiste (c'est-à-dire socialiste), est un régime où la division en travail "dur" et en travail "facile", et l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel sont complètement écartés, le travail est égalisé et dans la société règne ce principe véritablement communiste : de chacun selon ses capacités, à chacun suivant ses besoins. Il n'y a pas de place ici pour le travail salarié.

Il est clair que cette "accusation" encore est dénuée de tout fondement.
De deux choses l'une : ou bien messieurs les anarchistes n'ont jamais vu les écrits ci-dessus indiqués de Marx et d'Engels, et ils se livrent à la "critique" par ouï-dire, ou bien ils connaissent les travaux indiqués de
Marx et d'Engels, mais il mentent à bon escient.
Telle est la fortune de la première "accusation".

* * *

La seconde "accusation" des anarchistes est qu'ils nient le caractère révolutionnaire de la social-démocratie. Vous n'êtes pas des révolutionnaires, vous niez la révolution violente, vous voulez instituer le socialisme uniquement à l'aide de bulletins de vote, nous disent messieurs les anarchistes.

Ecoutez :
"... Les social-démocrates... aiment à disserter sur le thème "révolution", "lutte révolutionnaire", "lutter les armes à la main"... Mais si, dans la simplicité de votre coeur, vous leur demandez des armes, ils vous tendront solennellement un petit billet pour voter aux élections..." Ils assurent que "la seule tactique rationnelle qui convienne aux révolutionnaires, c'est le parlementarisme pacifique et légal, avec serment de fidélité au capitalisme, aux autorités établies et à l'ensemble du régime bourgeois existant" (Voir : le recueil Pain et Liberté, pp. 21, 22-23).

Les anarchistes géorgiens disent la même chose, mais, naturellement, avec encore plus d'aplomb. Prenez, par exemple, Bâton. Il écrit :

"Toute la social-démocratie... déclare ouvertement que la lutte au moyen du fusil et des armes est une méthode bourgeoise de faire la révolution, et que c'est uniquement par les bulletins de vote, par les élections générales que les partis peuvent conquérir le pouvoir et, puis, la majorité parlementaire et la législation aidant, réformer la société". (Voir : la Prise du pouvoir d'Etat, pp. 3-4).

Voilà ce que disent des marxistes messieurs les anarchistes.
Cette "accusation" a-t-elle quelque fondement ?
Nous soutenons que les anarchistes cette fois encore montrent leur ignorance et leur goût des commérages.
Voici les faits.

Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient dès la fin de 1847 :
"Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social traditionnel. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires n'ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" (Voir : le Manifeste du Parti communiste. Certaines éditions légales ont omis plusieurs mots dans la traduction).

En 1850, dans l'attente d'une nouvelle insurrection en Allemagne, Karl Marx écrivit aux camarades allemands de l'époque :
"Ils ne doivent rendre sous aucun prétexte les armes et les munitions... les ouvriers doivent... s'organiser en garde prolétarienne indépendante, avec des chefs et un état-major général... " C'est ce qu'ils "doivent avoir en vue pendant et après l'insurrection à venir". (Voir : le Procès de Cologne (7). Adresse de Marx aux communistes).

En 1851-1852 Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : "... L'insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer à l'offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée... Il faut prendre l'ennemi au dépourvu, pendant que ses troupes sont encore dispersées ; il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables... il faut contraindre l'ennemi à la retraite, avant qu'il ait pu rassembler ses troupes contre vous ; en un mot, agissez comme le dit Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l'on connaisse jusqu'ici : De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace". (Révolution et contre-révolution en Allemagne).
Nous pensons qu'il n'est pas seulement question ici des "bulletins de vote".

Rappelez-vous enfin l'histoire de la Commune de Paris ; rappelez-vous la façon dont la Commune avait agi paisiblement lorsque, se contentant de la victoire à Paris, elle refusa d'attaquer Versailles, ce nid de la contre-révolution. Que disait alors Marx, selon vous ? Avait-il appelé les Parisiens aux élections ? Approuvait-il l'insouciance des ouvriers parisiens (tout Paris était aux mains des ouvriers) ? Approuvait-il leur attitude de générosité à l'égard des Versaillais vaincus ?

Ecoutez Marx :
"De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! Affamés et ruinés pendant six mois... ils se soulèvent sous les baïonnettes prussiennes... L'histoire ne connaît pas encore d'exemple aussi grand ! S'ils succombent, seul leur caractère "b o n garçon" en sera cause ! Il eût fallu marcher aussitôt sur Versailles, après que Vinoy d'abord, et les éléments réactionnaires de la garde nationale parisienne ensuite, avaient laissé le champ libre. Par scrupule de conscience on laissa passer le moment favorable. On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l'avait pas déjà commencée en tentant de désarmer Paris !" (Lettres à Kugelmann).

Ainsi pensaient et agissaient Karl Marx et Friedrich Engels.
Ainsi pensent et agissent les social-démocrates.
Mais les anarchistes n'en répètent pas moins : ce qui intéresse Marx et Engels, ainsi que leurs disciples, ce sont uniquement les bulletins de vote, - ils n'admettent pas l'action révolutionnaire violente !
Cette "accusation", on le voit, est aussi un commérage, qui révèle l'ignorance des anarchistes quant à l'essence du marxisme.
Telle est la fortune de la seconde "accusation".

* * *

La troisième "accusation" des anarchistes est qu'ils nient le caractère populaire de la social-démocratie et représentent les social-démocrates comme des bureaucrates ; ils soutiennent que le plan social-démocrate de la dictature du prolétariat est la mort pour la révolution, et comme les social-démocrates s'affirment pour une pareille dictature, ils veulent instaurer en fait non la dictature du prolétariat, mais leur propre dictature sur le prolétariat.

Ecoutez monsieur Kropotkine :
"Nous, anarchistes, nous avons prononcé un verdict définitif contre la dictature... Nous savons que toute dictature, si honnêtes que soient ses intentions, mène à la mort de la révolution. Nous savons... que l'idée de la dictature n'est pas autre chose qu'un produit malfaisant du fétichisme gouvernemental, qui... a toujours cherché à perpétuer l'esclavage". (Voir : Kropotkine, Paroles d'un révolté, p. 131). Les social-démocrates n'admettent pas seulement la dictature révolutionnaire ; ils sont "partisans de la dictature sur le prolétariat... Les ouvriers ne les intéressent que dans la mesure où ils forment une armée disciplinée entre leurs mains.. . La social-démocratie veut se servir du prolétariat pour prendre possession de la machine d'Etat". (Voir : Pain et Liberté, pp. 62, 63).

Les anarchistes géorgiens répètent la même chose :
"La dictature du prolétariat, dans le sens propre du mot, est absolument impossible, puisque les partisans de la dictature sont des étatistes, et leur dictature ne signifiera point la liberté d'action pour l'ensemble du prolétariat, mais l'installation, à la tête de la société, du pouvoir représentatif qui existe aujourd'hui... (Voir : Bâton, La Prise du pouvoir d'Etat, p. 45). Les social-démocrates sont pour la dictature, non pas pour aider à l'affranchissement du prolétariat, mais pour... "établir par leur domination un nouvel esclavage" (Voir : Nobati, n° 1, p. 5. Bâton)

Telle est la troisième "accusation" de messieurs les anarchistes.
Point n'est besoin d'un gros effort pour démasquer cette nouvelle calomnie des anarchistes, visant à mystifier le lecteur.
Nous n'allons pas nous livrer ici à l'examen de la conception profondément erronée de Kropotkine, suivant laquelle toute dictature est la mort pour la révolution. Nous reviendrons là-dessus, lorsque nous analyserons la tactique des anarchistes. Pour l'instant, nous tenons à parler uniquement de cette "accusation".

Déjà à la fin de 1847 Karl Marx et Friedrich Engels disaient que, pour instaurer le socialisme, le prolétariat doit conquérir la dictature politique, afin de repousser, au moyen de cette dictature, les attaques contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de lui enlever les moyens de production ; que cette dictature ne doit pas être celle de plusieurs personnes, mais celle de l'ensemble du prolétariat, en tant que classe :

"Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains... du prolétariat organisé en classe dominante..." (Voir : le Manifeste communiste).
C'est-à-dire que la dictature du prolétariat sera celle que toute la classe du prolétariat exercera sur la bourgeoisie, et non pas la domination de plusieurs personnes sur le prolétariat.
Par la suite ils reprennent la même pensée dans presque toutes leurs oeuvres, comme dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans les Luttes de classe en France, dans la Guerre civile en France, dans la Révolution et contre-révolution en Allemagne, dans l'Anti-Dühring, ainsi que dans d'autres écrits.
Mais ce n'est pas tout. Pour comprendre la façon dont Marx et Engels concevaient la dictature du prolétariat et à quel point ils considéraient cette dictature comme réalisable, il est fort intéressant de connaître leur jugement sur la Commune de Paris.

Le fait est que la dictature du prolétariat se voit accabler de reproches non seulement par les anarchistes, mais aussi par les petits bourgeois de la ville, y compris les bouchers et les traiteurs de toute sorte - par tous ceux que Marx et Engels qualifiaient de philistins. Voici ce que dit Engels de la dictature du prolétariat, en s'adressant à ces philistins :
"Le philistin allemand entre toujours dans une sainte terreur aux mots : dictature du prolétariat. Voulez-vous savoir, Messieurs, ce que veut dire cette dictature ? Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat". (Voir : la Guerre civile en France (8). Introduction de Fr. Engels).

Engels, on le voit, se représentait la dictature du prolétariat sous la forme de la Commune de Paris.
Il est certain que quiconque veut savoir ce qu'est la dictature du prolétariat selon l'idée des marxistes, doit connaître la Commune de Paris. Adressons-nous à notre tour à la Commune de Paris. S'il se trouve que la Commune de Paris a été véritablement une dictature de plusieurs personnes sur le prolétariat, alors, à bas le marxisme, à bas la dictature du prolétariat ! Mais si nous constatons que la Commune de Paris a été effectivement une dictature du prolétariat sur la bourgeoisie, alors,... alors nous rirons de tout coeur des commères anarchistes qui, dans la lutte contre les marxistes, n'ont plus rien à faire que d'inventer des commérages.

L'histoire de la Commune de Paris comporte deux périodes : la première, quand le "Comité central" que l'on sait dirigeait les affaires à Paris, et la seconde période où, les pleins pouvoirs du "Comité central" ayant expiré, la direction des affaires passait à la Commune qui venait d'être élue.

Qu'était-ce que le "Comité central" de qui était-il composé ? Nous avons sous les yeux l'Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, par Arthur Arnould, laquelle, selon l'auteur, répond brièvement à cette question. La lutte ne faisait que de commencer, quand près de 300.000 ouvriers parisiens, formés en compagnies et bataillons, choisirent des délégués parmi eux. C'est ainsi que fut constitué le "Comité central".

"Tous ces citoyens [membres du "Comité central"], produits des élections partielles de leurs compagnies ou de leurs bataillons, dit Arnould, n'étaient guère connus que du petit groupe qui les avait délégués. Qu'étaient ces hommes, que valaient-ils, qu'allaient-ils faire ?" C'était "un gouvernement anonyme, composé presque.

Exclusivement de simples ouvriers, ou de petits employés, dont les noms, pour les trois quarts, n'avaient guère dépassé le cercle de leur rue ou de leur atelier... La tradition était rompue. Quelque chose d'inattendu venait de se produire dans le monde. Pas un membre des classes gouvernantes n'était là. Une Révolution éclatait qui n'était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. A leur place, un mineur du Creusot, un ouvrier relieur, un cuisinier", etc. (Voir : Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, p. 107).

Arthur Arnould poursuit :

"Nous sommes, déclaraient les membres du "Comité central", les organes obscurs, les instruments humbles du peuple attaqué... Serviteurs de la volonté populaire, nous sommes là pour lui servir d'écho, pour la faire triompher. Le peuple veut la Commune, et nous resterons pour faire procéder aux élections de la Commune. Rien de plus, rien de moins. Ces dictateurs ne se mettent ni au-dessus, ni en dehors de la foule. On sent qu'ils vivent avec elle, en elle, par elle, qu'ils la consultent à chaque seconde, qu'ils l'écoutent et qu'ils redisent ce qu'ils ont entendu, se chargeant seulement de traduire en quelques paroles concises... les résolutions de trois cent mille hommes". (Id., p. 109).

Telle fut la conduite de la Commune de Paris dans la première période de son existence.
Voilà ce qu'était la Commune de Paris.
Voilà la dictature du prolétariat.
Passons maintenant à la seconde période de la Commune, quand celle-ci suppléait le Comité central". Parlant de ces deux périodes, qui durèrent deux mois, Arnould s'exclame avec enthousiasme que ce fut une véritable dictature du peuple.

Ecoutez plutôt :
"C'est là, c'est dans le grand spectacle qu'offrit ce peuple pendant deux mois, que nous puiserons assez de force et d'espoir pour envisager... l'avenir. Pendant ces deux mois, il y eut une véritable dictature dans Paris, la plus complète comme la moins contestée... dictature non d'un homme, mais du peuple - seul maître de la situation... Cette dictature dura plus de deux mois, du 18 mars au 22 mai [1871] sans interruption... Maître et seul maître, car la Commune n'était [en elle-même] qu'un pouvoir moral et n'avait d'autre force matérielle que le consentement universel des citoyens, il se fut à lui-même sa police et sa magistrature..." (Id., pp. 242, 244).

C'est ainsi que caractérise la Commune de Paris Arthur Arnould, membre de la Commune, qui a pris une part active à ses âpres batailles.
C'est ainsi également que caractérise la Commune de Paris un autre de ses membres, lui aussi participant actif, Lissagaray. (Voir son livre : Histoire de la Commune de Paris).

Le peuple, en tant que "seul maître", "dictature non d'un homme, mais du peuple", voilà ce que fut la Commune de Paris.
"Regardez la Commune de Paris. Voilà la dictature du prolétariat", s'écrie Engels pour la gouverne des philistins.
Voilà ce qu'est donc la dictature du prolétariat selon l'idée de Marx et d'Engels.

On le voit, messieurs les anarchistes connaissent, eux aussi, la dictature du prolétariat, la Commune de Paris, le marxisme qu'ils "critiquent" sans discontinuer, comme vous et nous, cher lecteur, nous connaissons le chinois.

Il est clair que la dictature est de deux sortes. Il y a dictature de la minorité, dictature d'un petit groupe, dictature des Trépov et Ignatiev, dirigée contre le peuple. A la tête d'une pareille dictature se place habituellement une camarilla, qui prend des décisions secrètes et resserre le noeud coulant autour du cou de la majorité du peuple. Les marxistes sont les ennemis d'une telle dictature, et ils la combattent avec beaucoup plus de ténacité et d'abnégation que nos braillards anarchistes.

Il y a une dictature d'un autre genre, celle de la majorité prolétarienne, la dictature de la masse ; elle est dirigée contre la bourgeoisie, contre la minorité. Ici, c'est la masse qui est à la tête de la dictature ; point de place ici pour la camarilla, ni pour les décisions secrètes. Tout ici se fait ouvertement, en pleine rue, aux meetings, et cela parce que c'est une dictature de la rue, de la masse, une dictature dirigée contre tous les oppresseurs.

Cette dictature les marxistes la soutiennent "des deux mains", - et cela parce qu'une telle dictature marque le glorieux début de la grande révolution socialiste.
Messieurs les anarchistes ont confondu ces deux dictatures qui s'excluent mutuellement, et c'est la raison pour laquelle ils se trouvent dans une situation ridicule ; ils combattent non le marxisme, mais leur propre fantaisie ; ils sont aux prises, non avec Marx et Engels, mais avec des moulins à vent, comme le fit jadis, de bienheureuse mémoire, Don Quichotte...

Telle est la fortune de la troisième "accusation".